Evaluation des ordonnances Travail : l'Assemblée nationale enterre son rapport (ou comment nier la dégradation du dialogue social dans les entreprises)

Rédigé le 30/01/2020


Finalisé fin juillet, le rapport sur l'évaluation des ordonnances Travail a désormais peu de chances d'être publié. Le départ de l'un de ses co-rapporteurs au gouvernement empêche son adoption en commission des affaires sociales. Pourtant, ce document que nous avons pu consulter, apporte de nouveaux enseignements sur la mise en oeuvre des ordonnances, plus de deux ans après leur publication.

C'est au printemps dernier que Laurent Pietraszewski, alors député LREM et rapporteur de la loi de ratification des ordonnances Travail, et Boris Vallaud, député PS, ont été chargés d'évaluer la mise en application de la loi d'habilitation des ordonnances Travail. En somme, vérifier que les textes d'application ont bien été pris. Toutefois, les deux rapporteurs n'ont pas souhaité s'en tenir à cet exercice de recensement et ont mené des auditions afin d'évaluer les premières retombées des ordonnances. Des auditions qui confirment le peu d'empressement des acteurs de l'entreprise à se saisir des nouvelles possibilités qui leur sont offertes. 

Pourtant, ce rapport ne sera jamais rendu public. Finalisé le 25 juillet dernier, il dort toujours dans les tiroirs de l'Assemblée nationale. La nomination de Laurent Pietraszewski en tant que secrétaire d'Etat chargé des retraites empêche désormais son adoption en commission des affaires sociales, en l'absence de l'un des co-rapporteurs. 

Le projet de rapport, que nous avons pu consulter, est pourtant intéressant à maints égards et mérite de s'y pencher.  Il acte des constats déjà faits par d'autres mais met aussi le doigt sur des difficultés qui n'ont pas fait l'objet de longs développements jusqu'à présent. 

La lente appropriation de la négociation d'entreprise rénovée

Les auditions menées par les deux rapporteurs ont confirmé qu'au sein des entreprises, les acteurs rencontrent des difficultés d'appropriation des nouveaux dispositifs. Le document rapporte notamment "l'absence de mobilisation sur le terrain de la plupart des représentants de l'employeur qui continuent d'envisager le dialogue social comme une contrainte et non comme un facteur de modernisation, voire d'attractivité". Les rapporteurs identifient plusieurs explications. La première tient au fait que les ordonnances "viennent transformer un droit du travail déjà largement réformé au cours des cinq années précédentes". Dès lors, "pour les différents acteurs (...) un temps d'assimilation des nouvelles dispositions s'impose nécessairement". Ensuite, les entreprises doivent absorber ce "changement de paradigme". "Il s'agit de repenser le dialogue social dans son intégralité, en chamboulant ses acteurs, son fonctionnement et son organisation, ainsi que le champ de la négociation. Il faut du temps pour changer les mentalités". 

Mais les réticences à s'engager dans des négociations sur des sujets jusque-là fermés ou limités repose aussi sur d'autres contingences. La première est l'insécurité juridique qui plane autour de la notion de "garanties au moins équivalentes". Ainsi, même dans les matières réservées à la branche, ou pour lesquelles la branche prime, un accord d'entreprise peut toujours être conclu dès lors qu'il contient des "garanties au moins équivalentes" à celles apportées par l'accord de branche. Si la DGT, auditionnée, n'y voit aucune " difficultés nouvelles d'intelligibilité", les remontées du terrain "indiquent pourtant le contraire", constatent les rapporteurs. "L'incertitude entourant cette notion a dissuadé les entreprises de s'engager sur ce terrain, les structures de conseil ayant elles-mêmes fait preuve de prudence en la matière". 

Constat plus inquiétant encore pour une réforme qui voulait révolutionner le dialogue social en entreprise : "aucune illustration d'accord tel que résultant de la nouvelle architecture n'a été portée à la connaissance des rapporteurs. Ce qui fut, lors de l'élaboration des ordonnances, l'une des dispositions les plus débattues, apparaît donc dans la phase d'application comme l'une des dispositions les moins mobilisées", souligne le document parlementaire. 

Le CSE, une charge trop lourde pour les élus ? 

Le bilan sur le CSE confirme ce qui a déjà été dit, à savoir que le CSE, dans la majeure partie des situations, conforte l'état du dialogue social existant. "Dans celles où le dialogue social était d'ores et déjà riche, les négociations sur le CSE ont, le plus souvent, confirmé cette situation ; à l'inverse, dans les entreprises où le dialogue social faisait défaut, les négociations sur le CSE n'auraient, au mieux, pas permis d'engager à ce stade une nouvelle dynamique favorisant le développement du dialogue social et, au pire, auraient contribué à affaiblir un dialogue social déjà fragile en diminuant les moyens et les prérogatives des représentants du personnel". 

"Les syndicats de salariés ainsi que les représentants de plusieurs cabinets de conseil ont par ailleurs insisté, lors de leurs auditions respectives, sur l'inégalité du rapport de forces entre la direction et les représentants des salariés dans la négociation sur la mise en place du CSE", peut-on lire dans le document. 

Là encore, la volonté de dynamiser le dialogue social, risque de produire l'effet inverse. En effet, la lourde charge de travail pour les membres du CSE que représente la fusion des compétences risque d'amoindrir encore plus les vocations. "... La concentration d'un tel niveau de responsabilités risque de dissuader de nombreux candidats potentiels à se présenter aux élections professionnelles". D'autant plus avec le défaut de présence systématique des suppléants aux réunions regretté alors que cela permettait "un apprentissage progressif des sujets souvent complexes", selon les syndicats auditionnés. 

Le risque de dévoiement des accords de performance collective

Même les accords de performance collective, dont le ministère du travail met en avant le nombre (256 au dernier décompte), ne sont pas aussi simples que cela à mettre en oeuvre. Plus souples que leurs prédécesseurs (accords de maintien dans l'emploi, accords de développement de l'emploi), ils soulèvent toutefois des interrogations. 

Pour les salariés, il n'est pas simple de saisir l'application d'un tel accord à leur contrat de travail. Et ce, pour de multiples raisons soulignées par le rapport. D'une part, eu égard au "risque de confusion, en raison de l'absence de nécessité de devoir justifier de difficultés économiques, entre les accords de performance collective, un avenant de révision d'un accord de modulation du temps de travail". D'autre part, car les conséquences pour les salariés au terme de l'accord dans le cas d'un accord à durée déterminée ne sont pas clairement définies. "Il semble complexe de revenir au statu quo ante ; l'accord a dès lors tout intérêt à prévoir une nouvelle fois les conséquences pour les salariés à l'arrivée du terme", soulignent les rapporteurs. Par ailleurs les concessions accordées par les salariés peuvent continuer quand bien même la performance de l'entreprise s'améliore. 

Enfin, dans les TPE, lorsque l'accord de performance collective est mis en oeuvre à l'issue d'un référendum, "les salariés ne sont pas nécessairement armés pour répondre à la question posée par l'employeur en toute connaissance de cause, ou peuvent craindre d'être licenciés en cas de manifestation de leur opposition". 

Il est un dernier risque que peu avaient vu venir : le risque de détournement de la convention collective de branche. Ainsi, lors des auditions menées par les deux rapporteurs, certains ont fait part du risque de dévoiement des accords de performance collective permettant de contourner l'accord de branche. Des entreprises relevant d'une même branche professionnelle adopteraient des mesures sensiblement identiques portant sur l'augmentation du temps de travail afin de contourner collectivement la convention collective dont elles relèvent. Les rapporteurs soulignent toutefois que "compte tenu de l'absence de publicité de ces accords, [ils] ne sont pas en mesure de vérifier la véracité de cette information".